h’Artpon pris sous le joug de l’Apartheid

Apartheid

Ce mot raisonne à nos esprits avec un certain sens commun. Séparation, Ségrégation, Dénigrement du peuple noir… Oui, c’est aussi cela que j’ai pensé lorsque j’ai entamé cette recherche sur les liens unissant l’Art et l’Histoire en Afrique du Sud. J’ai également pensé à ces images américaines d’hommes et de femmes noirs, assis sur des bancs opposés ou sur une banquette réservée d’un bus d’Alabama… J’ai vu venir à mon esprit les noms de Rosa Parks, de Martin Luther King et de Nelson Mandela… « Nelson Mandela, voilà l’un des grands hommes de la cause sud-africaine« . Et là, j’ai perçu ma confusion, mon ignorance aussi, car l’apartheid d’Afrique du Sud n’est pas en tout point similaire à son voisin américain.

C’est pour cette raison même que j’ai décidé de vous parler de cette pointe sud-africaine, de cette contrée lointaine et presque inaccessible tant son histoire nous échappe et nous parait si peu probable, de là où nous sommes pour l’observer.

1994. Voilà la date que la Communauté d’Afrique du Sud aura du attendre si patiemment pour bénéficier de ses premières élections multi-raciales, et élire le premier président noir de son histoire en la personne de Nelson Mandela. Un grand homme, oui, nous l’avons déjà dit et il n’y a pas de doute… Mais surtout un grand peuple, posté juste derrière lui pour le porter si haut, et à qui je souhaite dédier ce h’Artpon n°2.

Entre Art&Apartheid, nous voilà arrimés pour un voyage surprenant dans les racines du mal, et le cœur de ces frères, encore souvent bien mal compris.

En bref, histoire de l’apartheid en Afrique du Sud

Donner une détermination à l’apartheid n’est pas chose si aisée : si les définitions communes s’accordent pour parler d’un « régime de discrimination et d’exclusion d’une partie de la population fondé sur son origine religieuse ou ethnique« , la réalité qui s’applique est bien plus obscure, et bien plus dramatique, que ces seuls mots ne le laissent supposer.

Dans un régime d’apartheid, les populations n’ont pas les mêmes droits, et peuvent être séparées les unes des autres. Certains lieux ou emplois peuvent être réservés à une partie seulement de la population ; et tout est ainsi, dans la vie économique et sociale quotidienne, régi et règlementé par des textes.

En Afrique du Sud, l’apartheid à proprement parlé s’est exercé jusqu’en 1991, et fut mis en place législativement par le Parti National en 1948. A partir de cette date, la pratique empirique de ségrégation raciale, ayant cours dans tout le pays depuis les premières années de colonisation, devint une politique institutionnelle :

  • la division politique, économique et géographique du territoire sud-africain ;

  • la division de la population sud-africaine en quatre groupes distincts (Blancs, Métis, Bantous, Indiens), la primauté étant accordée à la communauté blanche.

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Les Arts Visuels sous l’apartheid : quatre grandes périodes

Femme N'debele d'Afrique du SudLe continent africain regorge de richesses naturelles tout autant qu’ils débordent de talents artistiques. Dans la culture africaine, la coutume et la tradition sont sources de pratiques créatives ; c’est ainsi que les arts visuels, sculpture et peinture dans un premier temps, puis photographie, ont existé dans l’élan d’un effort collectif.

L’Afrique du Sud se démarque néanmoins quelque peu de cette vision globale, par son histoire, bien sûr, et les stigmates que celle-ci lui a infligés de diverses manières. Les colonisations hollandaise et britannique ont imposé la pluralité culturelle, le métissage, puis la ségrégation, inscrivant les origines occidentales et la « race blanche » au cœur d’une organisation sociale en devenir. Les arts se sont fait peu à peu un vecteur parmi d’autres de la domination culturelle des Blancs, avant d’en devenir un reflet, par la contrainte et par la manipulation.

Les arts visuels nous offrent une illustration très dense de ce rapport intime reliant culture et politique dans l’histoire de l’Afrique du Sud au 20ème siècle. Par l’évolution du statut de l’artiste dans la première partie du siècle ; par l’apparition d’une identité artistique sud-africaine dès les années 1960 ; par l’explosion d’un art de la résistance éminemment politique dans les années 1980 ; par la reconstruction d’un domaine de l’art soumis à rude épreuve suite à la libération de 1990 ; la créativité sud-africaine est incontestablement le fruit des luttes et des blessures de communautés bafouées.

Je vous invite à vous laisser porter par cette évolution ; le sens et la compréhension se construiront d’eux-mêmes. Cette présentation s’appuie sur les recherches et les analyses de Marylin Martin et de Sue Williamson, présentées dans le magnifique livre illustré Anthologie de l’Art africain du XXème siècle, paru aux éditions Revue Noire.

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La Littérature sud-africaine au 20ème siècle : fille de l’apartheid aux multiples voix

Affiche du festival sud-africain Time of the Writer« Jamais le lien qui unit un contexte historique à des productions littéraires n’a été sans doute aussi fort« 

« L’écrivain est celui qui invite ses lecteurs à ouvrir les yeux sur le monde qui les entoure, et à protester »

« L’histoire des littératures de ce pays, c’est celle de voix qui se cherchent, qui s’entrecroisent, mais qui ont les plus grandes difficultés à se rencontrer et à communiquer »

Pour étudier la place de la littérature dans l’Afrique du Sud soumise aux lois de l’apartheid, je ferais référence à un auteur qui a fait en ce sens un travail remarquable. Jean Sévry enseigne les littératures et les civilisations africaines à l’Université de Montpellier. Les citations précédentes sont issues de son ouvrage Afrique du Sud, Ségrégation et Littérature, Anthologie critique, paru chez l’Harmattan en 1989. Jean Sévry y propose une analyse profonde et émouvante des littératures sud-africaines dans toute leur diversité. La présentation suivante se veut une brève synthèse de sa recherche, mais je ne peux qu’inviter les plus curieux à lire le livre dans sa globalité : la succession des textes choisis par l’auteur (extraits de romans, de nouvelles, d’essais, d’écrits législatifs) permet d’entrer au cœur de l’intime des auteurs sud-africains (Blancs, Noirs, Bantous, Métis, Indiens), et de nous imprégner d’un contexte lointain, difficilement accessible par le biais d’un autre vecteur.

Ouvrage de Jean SévryAborder la question de la littérature en Afrique du Sud, c’est aborder une production nourrie de la pluralité originelle de ses auteurs. C’est entamer un voyage entre poésie, roman et essais critiques. C’est entrer dans la ronde de multiples jeux de l’énonciation littéraire, au travers d’observations critiques et douloureuses d’auteurs, hommes et femmes, issus d’une même réalité sans jamais l’être totalement. Suivant la ligne directrice de Jean Sévry, nous catégoriserons dans un premier temps les différentes voix s’élevant dans la littérature sud-africaine, pour nous plonger ensuite au cœur des propos même de ces auteurs, visualisant ainsi l’ensemble des thèmes récurrents évoqués, et leur signification fortement intentionnelle.

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Musique sud-africaine et culture noire : entre nécessité dans la lutte et conditions d’expression difficiles

La musique d’Afrique du Sud a une histoire riche et complexe, à l’image de celle du pays dans lequel elle prend vie. Sans aucun doute, le potentiel artistique est énorme, issu de traditions ancestrales ; mais plus encore, la situation d’apartheid est à l’origine d’une véritable révolution des formes musicales, nulle part ailleurs renouvelée de la sorte.

Ma source principale pour construire cet article est l’étude très complète menée par David B. Coplan sur la musique et le théâtre dans les villes noires d’Afrique du Sud. Celle-ci fut éditée en version française en 1992 par les Editions Karthala, sous le titre « In 20th Century Masters : Millennium Collection | Best of Hugh MasakelaTownship Tonight ! ». Je ne m’intéresse néanmoins ici qu’à ses recoupements concernant les pratiques musicales à partir des années 1960 jusqu’à l’abolition de l’apartheid au début des années 1990. Mon but reste, comme toujours, de mettre en évidence les liens profonds qui ont uni, au cours de la 2nde moitié du 20ème siècle, l’expression musicale et la situation politique et sociale de l’Afrique du Sud sous le régime d’apartheid.

Entre recherches des origines profondes du peuple noir d’Afrique du Sud et revendications croissantes d’une liberté volée, c’est dans un univers mêlant rythmes traditionnels et influences occidentales, danse, énergie débordante et métissage culturel que je vous convie à présent, pour une traversée de près de 40 années d’une créativité musicale à jamais reconnue.

Nous commencerons notre observation lors du tournant majeur des années 1960, lorsque le déplacement des populations noires de Sophiatown au Township de Soweto fut décidé. Alors qu’il s’agissait pour le gouvernement nationaliste de « solutionner le problème indigène », cet évènement marqua le véritable lancement de la lutte en faveur de la reconnaissance d’une culture noire urbaine. Car si la Communauté noire, réunie au sein de paysages urbains frappés par la violence et laissés volontairement à l’abandon, avait déjà cherché par le passé à être reconnue comme membre à part entière de la société urbaine sud-africaine (et non plus campagnarde), cet évènement fut l’élément fondateur de l’unité noire.

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Derniers mots et invitation au voyage…

Une productrice de Thé Rooibos (thé rouge) en Afrique du SudL’histoire de l’Afrique du Sud, nous le comprenons désormais, est totalement imprégnée de la présence occidentale « blanche » depuis l’incursion des colons hollandais au 17ème siècle, puis celle des britanniques à la fin du 18ème. Cette situation a exercé une influence considérable sur l’organisation sociale de l’Etat sud-africain, dans le sens d’une domination coutumière et légale des Blancs sur toutes les autres ethnies en présence, qu’il s’agisse des Noirs, des Métis, des Indiens ou encore des Bantous. Cette disposition sociale héritée de l’histoire s’est traduite dans le rapport entre Arts, Culture et Politique, et ceci pour les diverses formes de création artistique dont nous avons parlées : arts visuels (sculpture, peinture et photographie), arts du spectacle (musique), et littérature. Le cinéma sera également un domaine que je vous proposerai d’aborder dans les oeuvres.

Cette exploration se veut une plongée dans l’expérience des artistes sud-africains, mais aussi une expérience de la solidarité exprimée par les arts : ou, quand des artistes, étrangers au contexte local, engagent dans leurs oeuvres des messages de soutien ou une dénonciation…

Fin d’un apprentissage utile, faute d’être absolument nécessaire pour se plonger dès à présent dans le coeur et l’âme de notre sujet : les nombreuses oeuvres de tous ces artistes sud-africains dont nous venons, en quelque sorte, de partager la route. Personnellement, nous arrivons au moment que je préfère. Celui, où, simplement imprégnés de mes quelques mots en guise de guide et de repères, vous vous lancez à la découverte d’artistes incroyables, touchants et combattifs…

Bon voyage temporel dans plus de 40 ans d’histoire ; que votre regard et votre jugement puissent en ressortir émus, touchés, et plus assoiffés encore !

Caroline

 

h’Artpon pris sous les feux du féminisme

N’en déplaise à Simone de Beauvoir, le féminisme est une affaire qui date !

Bien avant nos suffragettes et les portes enfoncées par les tenantes du Women’s Liberation, Olympe de Gouge élevait déjà l’étendard en 1791, dénonçant l’ingrate prédominance masculine de son temps et réclamant une reconnaissance politique dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Très en avance sur son époque et manifestement pleine d’esprit, cette chère Olympe n’en finit pas moins sur l’échafaud, laissant néanmoins s’échapper un message qui trouva rapidement un écho de l’autre côté de la Manche. Là, en effet, une certaine Mary Wollstonecraft, femme de lettres britannique, publia l’année suivante Vindication of the Rights of Woman, un essai féministe fortement inspiré par la Révolution Française.

Citons encore l’Appel au peuple sur l’affranchissement de la femme de Claire Démar paru en France en 1833, et nous aurons alors une petite idée de ce qui se tramait déjà depuis des décennies lorsque Simone de Beauvoir commença à dénoncer les abus de la société patriarcale machiste. Le deuxième sexe, ouvrage publié en 1949, lui offrit en effet la couronne inébranlable de « mère spirituelle » de la vague féministe des années 1970 centrée sur les droits liés au corps des femmes.

Voici en quelques mots la sauce h’Artpon de ce premier webzine… Continuons !

La page du féminisme s’impose sans doute comme un moment majeur de notre histoire. Point de repère indiscutable de notre époque, marqueur décisif d’une émancipation féminine toujours en construction, elle reste cependant dans les esprits une période vague à laquelle il me parait nécessaire de tracer des limites temporelles. Ainsi, dans ce premier opus d’un h’Artpon fraîchement lancé, je me propose de vous emmener sur des chemins inaugurés par la jeunesse révoltée de Mai 1968, au cœur de la seconde vague féministe des années 1970, jusqu’à nos jours. De cette façon, en marchant lentement à travers les décennies tout en nous autorisant quelques allers-retours et quelques fantaisies, je vous propose une découverte du féminisme et de ses évolutions, par le biais d’une exploration de ses expressions et de ses impacts sur un monde artistique fortement bouleversé.

L’enjeu de cette démarche est de parvenir à percevoir les enjeux de cette parcelle historique qu’est le féminisme à travers son témoignage dans les Arts, tel qu’il a existé, puis tel que nous la percevons aujourd’hui, à savoir malmené, déformé, puis recomposé par de multiples influences.

« Les femmes, les féministes, et par après les artistes, partent du questionnement et du renforcement de leur identité de femmes. Les féministes ont souhaité changer toute la société, les artistes en témoignent ».

Ces quelques mots de Véronique Danneels, historienne de l’art et auteur d’une thèse sur les répercussions féministes dans la production artistique des femmes des années 60-70 aux USA, résume à merveille l’engagement des femmes artistes aux côtés, ou au cœur, de la cause féministe.

A partir des années 1970, en effet, l’investissement des femmes dans l’art prend une tournure nouvelle. A la fois inattendu, brutal, et inévitable, l’élan du féminisme entraîne, volontairement ou non, l’ensemble des pratiques féminines, quotidiennes comme artistiques, vers des contrées lointaines des routes traditionnelles.

Art and Feminism | Editions PhaïdonSortant progressivement les femmes de leur silence, leur faisant entendre que des changements possibles pointaient à l’horizon, cet élan sans précédent leur donna avant tout une volonté inédite de prendre la parole. L’expression de quelques-unes fit place à une revendication provenant de la masse ; dès lors, les dés étaient jetés, et le discours jusqu’alors dominant imposant la soumission des femmes dans une société patriarcale, ébranlé. Un art féminin, hétéroclite et dynamique, pouvait désormais apparaitre.

Un art féminin, bien avant d’être féministe…

Bienvenue dans h’Artpon, épisode 1, pour un voyage historico-culturel entr’Art, et Féminisme…

La montée inéluctable du féminisme dans l’art

Nous l’avons vu : le féminisme s’est nourri des discours d’avant-gardes très actives à toutes les époques depuis la Révolution Française, pour s’imposer véritablement comme une nouvelle idéologie sociétale au cours des années 1970.

Le « mouvement des femmes dans l’art« , qui a fait surface dans le contexte historique de la seconde vague féministe centrée sur les droits liés au corps des femmes, possède lui aussi son lot de pionnières, qui se sont manifestées de diverses manières dès la première moitié du 20ème siècle, mais toujours dans un dessein commun : faire sortir les femmes de leur isolement, et exposer leur être et leur identité féminine aux yeux du monde.

Pour faire bref, je ne m’attarderai que sur deux de ces artistes admirables qui ont su avant l’heure mettre leur art au service de leur sensibilité de femme, et porter, dans un contexte hostile, des revendications majeures dans la quête de l’émancipation féminine relayée plus tard par les féministes : la liberté du corps, et l’expression d’une sensibilité de femme parfois exacerbée.

Ram's Head White Hollyhock and Little Hills, 1935 | Georgia O'KeeffeLa première, Georgia O’Keeffe (1887-1986), est l’un des plus grands peintres du siècle malgré sa très grande discrétion. Associée à son travail au Nouveau-Mexique, elle s’est confrontée aux éléments arides du désert et des montagnes comme à la dure réalité du monde des hommes, transformant ses visions en des toiles poétiques et gracieuses où formes féminines et couleurs de chair se côtoient. Compagne du photographe américain Joseph Stieglitz, elle n’hésita pas à apparaître nue sur des clichés réalisés par son époux et exposés en 1921 à la Anderson Galleries de New York, revendiquant ainsi publiquement la liberté des femmes de disposer de leur propre corps.

Toile de Frida Kahlo | AutoportraitLa seconde est une femme flamboyante et souvent oubliée derrière la carrure imposante de son peintre de mari, Diego Rivera. Frida Kahlo (1907-1954) est une artiste qui, sans jamais user d’artifices, mettra tout au long de son œuvre une passion déchirante à transmettre ses maux, ses douleurs intérieures, ses souffrances physiques autant que psychologiques… de femme.

Ses toiles sont le reflet sincère de son âme, dans lesquelles elle révèle les sentiments de solitude et d’abandon qui la poursuivront tout au long de sa vie torturée, marquée par de terribles accidents.

Par la suite, les femmes s’insinuèrent de manière de plus en plus poussée dans un monde artistique et culturel jusque là réservé aux seuls hommes. Mais bien qu’elles marquèrent fortement le mouvement surréaliste des années 1930/1940, leur participation fut occultée dans une large mesure par les principaux partisans masculins du mouvement, se réservant les honneurs et la reconnaissance du public. Finalement, il fallut attendre l’épisode de la Grande Guerre pour qu’un tournant réellement décisif ne s’impose dans le travail des femmes artistes.

Certes, il restait encore beaucoup à faire après 1945 pour que les femmes puissent s’exprimer de la même manière que les hommes. Néanmoins, une brèche s’était ouverte, et un nombre croissant d’artistes cherchèrent alors à définir une identité de femme, prenant en considération la question d’un corps resté si longtemps asservi. C’est à cette même époque que la sexualité sortit de l’ombre, et que de nouvelles techniques apparurent dans les œuvres, faisant ouvertement référence à des pratiques traditionnellement considérées comme féminines, tels que le tricot et la couture. Des revendications firent surface et l’intimité s’exposa, le statut de la femme devenant un prétexte à une autodérision de plus en plus violente. « Le mouvement des femmes dans l’art« , pour reprendre l’expression d’Aline Dallier, était désormais lancé.

Les femmes allaient enfin pouvoir prétendre à une place plus juste dans un monde artistique fermé et profondément imprégné par la voix des hommes, en ne s’excluant désormais plus d’aucune pratique, technique et direction artistique : peinture figurative et abstraite, dessin et graphisme, photographie, livre d’artiste, sculpture, et même installation, performance et vidéo.

Griselda Pollock, historienne britannique, définit en effet l’histoire de l’art comme « un discours masculin élaboré à partir de méthodes et de techniques qui produisent une représentation spécifique de l’art« . Comprenez : les femmes ne sont pas admises dans le monde de l’art, monde aux traits et habitudes profondément machistes, créé par et existant pour les hommes.

D’ailleurs, il est révélateur de constater que dans les années 70 et encore aujourd’hui, les femmes ne représentent en moyenne que 10 à 20% des travaux exposés dans les expositions et les musées. C’est cet état de fait qui poussa les premières femmes artistes, influencées par les avancées féministes, à se regrouper et à exister autrement, dans le cadre de réseaux spécifiques et « genrés ».

Suivant une stratégie de promotion de leurs créations artistiques sans pour autant former des groupes homogènes aux messages féministes prédéfinis (beaucoup d’artistes craignaient une « ghettoïsation » ou le fait d’être assimilées à une « création féminine » dévalorisée), les femmes se sont en effet réunies en collectifs visant une émulation intellectuelle par des rencontres-débats, et une visibilité sur la scène artistique par l’organisation d’expositions, de manifestions ou encore d’institutions spécifiques. Les travaux universitaires de l’historienne de l’art Fabienne Dumont sont une source très importante d’informations sur ce thème des groupes de femmes artistes, quant à leur apparition, leur existence et leurs enjeux en France dans les années 1970.

Pour finir sur cette observation de la montée du féminisme dans l’art, je souhaiterais porter votre attention sur quelques notions qui me semblent importantes.

Le féminisme, en effet, est un courant de pensée caractéristique des sociétés occidentales. Néanmoins, de grandes distinctions sont à souligner entre les différents courants qui ont nourri le féminisme et le rapport « art et féminisme » dans nos sociétés modernes, notamment en France et aux Etats-Unis.

En France, le sens du mouvement des femmes dans l’art correspond davantage à une arrivée massive des femmes sur les scènes artistiques qu’à une activité créatrice engagée, comme cela est le cas aux Etats-Unis. On ne peut donc pas parler réellement de « courant théorique » appliquée au domaine des arts, alors qu’un art féministe très fort, et parfois violent dans ses images et ses représentations, s’est largement répandu aux Etats-Unis dès les années 60 et aux cours des années 1970 (avec Lucy Lippard et Judy Chicago comme chef de file).

D’autre part, l’art et le féminisme ont mis beaucoup de temps à établir des relations en France, contrairement aux Etats-Unis, et ont toujours conservé des rapports distanciés du fait de leurs objectifs différents. En effet, le mouvement féministe français portait en première ligne de ses revendications le droit à l’avortement et à la contraception, laissant loin derrière les questions relatives à la place accordée aux femmes dans la production artistique de l’époque.

Ainsi, il me semble important de ne pas réduire le travail des femmes artistes, hier comme aujourd’hui, à un art exclusivement « féministe », mais à le concevoir plutôt comme un environnement pluriel et dynamique. Une lecture unilatérale resterait réductrice : les femmes artistes se sont sans aucun doute inspirées du contexte féministe des années 1970 pour explorer de nouveaux horizons esthétiques ; et de la même façon, elles ont très certainement participé à l’avancée de la cause féministe.

Leurs travaux, porteurs d’univers et de caractères féminins, parfois même outrageusement dénonciateurs, ont sans conteste donné à voir une image renouvelée de la femme, de son corps et de ses ambitions.

Depuis les années 1970, finalement, le combat continue…

Et sans aucun doute, continuera-t-il encore, « jusqu’à ce que le petit monde l’Art comprenne enfin les enjeux de ces pratiques, la volonté de ces femmes qui se battent avec panache aujourd’hui, pour la société de demain« .
(citation de François Liénard, historien de l’art à l’Université de Liège)

La production artistique des femmes dans les années 1970 : des messages empruntés aux thèses féministes

« L’humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique. L’homme invente, perfectionne, travaille, produit et nourrit la femme. Celle-ci n’a même pas inventé son fuseau et sa quenouille« .

Quand le socialiste français Proudhon proclame cette phrase en 1849 pour protester contre la candidature d’une femme aux élections législatives, il est bien loin de se douter de l’évolution formidable que connaitront les droits des femmes en France et dans le monde au cours des décennies suivantes.

Et en effet, quand arrive l’heure de la contestation de mai 1968, les femmes ont d’ores et déjà acquis un grand nombre de prérogatives dans les domaines de l’éducation, du travail et de la représentation politique (les femmes obtiennent le droit de vote pour les élections nationales en 1920 aux Etats-Unis et en 1945 seulement! en France).

Le chemin vers la libération est bel et bien amorcé, même si le fonctionnement de la société reste encore sous de nombreux aspects un frein à l’émancipation des femmes, toujours fortement soumises à l’autorité masculine et patriarcale. Les divers mouvements sociaux qui se structurent à compter de 1968 portent des enjeux d’une nature inédite, qui ouvrent une brèche dans un contexte sociétale jusqu’alors sclérosé.

Qu’il s’agisse des noirs américains luttant pour leurs droits civiques aux Etats-Unis dans les années 1950/60, des étudiants et des ouvriers lançant les grandes grèves de 1968 en France, ou encore des grandes pionnières américaines à l’origine du Women’s Liberation Movement, tous avaient en tête un combat pour une reprise en mains de leurs conditions de vie, et un changement fondamental des valeurs de la société.

Toutes ces actions, qui ont permis un contexte d’ouverture et de changements des mentalités, ont également ouvert la voie aux femmes sur le chemin de nouvelles revendications.

Surgissant à la suite de mai 1968 devant leur impossibilite à se faire entendre dans un monde politique devenu mixte mais demeurant très fortement machiste, le mouvement féministe des années 1970 s’est attaché à faire apparaître au grand jour les liens existants entre les sphères privés et publiques de la vie, démontrant que l’économie domestique restait un élément majeur de l’exploitation des femmes dans la société.

Mouvement de protestation à la New York Public Library, 1970

« Les groupes de plasticiennes vont éclore peu après la création du MLF, entre 1972 et 1978. Les revendications vont au-delà du domaine électoral et s’ancrent dans la législation sur le corps physique et social. Le corps concentre ainsi les principales luttes et il devient un enjeu symbolique que les femmes tentent de se réapproprier. La dénonciation de la chosification de ce corps est pour elles un signe des relations instaurées entre les sexes« .

Fabienne Dumont résume ainsi en quelques lignes la relation inévitable qui s’est alors créée entre un mouvement féministe en première ligne et des artistes femmes en quête d’une expression propre, prenant la forme d’un combat collectif : une identité commune à défendre.

Spontanément aux Etats-Unis, puis plus lentement en France, les femmes artistes investissent donc les messages féministes, qu’il s’agisse d’une simple influence dans un contexte particulier, ou d’une réelle volonté d’entrer dans le champ de la critique sociale. Ainsi, les principales dénonciations dans les productions artistiques des femmes à cette époque se superposent-elles avec celles proclamées à tout va par les féministes « politiques », en une réaction partagée à l’oppression, à la discrimination et au destin imposés aux femmes, quelles qu’elles soient.

En voici une liste non-exhaustive, sur laquelle vous aurez l’occasion de vous pencher plus précisément en vous dirigeant vers la présentation et l’analyse détaillée d’œuvres caractéristiques de la période :

  • le silence et l’auto-enfermement des femmes ;
  • la sexualité féminine bridée ;
  • la minimisation du rôle social des femmes à des activités traditionnelles et domestiques considérées comme féminines ;
  • le rôle sous-estimé de la mère de famille, caractérisé par des journées fragmentées et les exigences des enfants.

Les féministes d’alors ont cherché à provoquer une reconsidération globale de la vie et de son organisation patriarcale héritée de l’histoire. Les œuvres des femmes dans les années 1970 sont traversées par ces messages et par ces revendications, sans en faire pour autant à chaque fois un enjeu principal de leurs créations.

Une nette distinction, en effet, peut être précisée, entre des œuvres ne portant pas de revendications féministes évidentes, telles que le « soft art » défini par Aline Dallier et consistant en une utilisation renouvelée de techniques féminines traditionnelles (tricot, couture, usage d’ustensiles de cuisine…), et des œuvres plus nettement engagées, dénonçant les conditions de vie faites aux femmes sur un registre plus symbolique (mise en avant des clichés propres à la vie domestique et sexuelle des femmes, et sur le corps féminin notamment).

Mais en s’intégrant néanmoins à un discours masculin dominant, en provoquant des actions contribuant à la visibilité des femmes et en créant progressivement un regard de femme sur le corps des femmes, la production des artistes s’est transformée inévitablement, à des degrés divers, en une parole et en un art… féministe.

Et quelque soit le parti pris de l’artiste et son niveau d’engagement dans cette cause, on remarque une certaine évolution de la pratique artistique féminine dans le temps qui corrobore notre idée qu’une réelle influence s’installe entre Art et Féminisme, avec une transformation des techniques utilisées à travers les décennies, un questionnement de la sexualité de plus en plus prégnant, une utilisation massive et croissante des techniques féminines traditionnelles, une mise à jour de l’intimité et enfin, une présence accrue de messages à caractère politiques.

« (Avec l’art féministe), c’est le regard masculin qui est bousculé, c’est-à-dire l’ordre dominant relationnel. Le regard est possible parce qu’il n’y a pas « touche », le regard est autant une appropriation qu’une mise à distance, une mise en respect de l’autre : il s’agit d’abord de se préserver un espace identitaire en se construisant un autre, différent. On est ici en pleine logique de tout individu, qui n’existe que parce que l’autre n’est pas comme lui, ne lui est pas égal ; dès que l’autre commence à lui ressembler, quand ses intérêts deviennent similaires, l’altérité, la petite différence, devient un danger« .
(Emmanuel Grez, Mon œil, regard masculin sur quelques liens entre art et féminisme, in Quasimodo n°5, « Art à contre-corps »).

Au cours des années 60-70, donc, les femmes ont conquis une parole…
Une parole qu’elles n’ont alors pas finie de défendre et d’exploiter…

La production artistique féminine des années 1990 : un concentré des acquis du féminisme

« Aborder l’art dans la perspective de la différence sexuelle, ce n’est pas opposer mécaniquement un art « masculin » et un art « féminin », mais tenter de donner à voir comment les œuvres se trouvent traversées par cette question, au-delà du sexe, du genre des artistes qui les produisent. C’est aborder l’art en terme d’intensités plutôt qu’en terme d’identités, en terme de devenir plutôt qu’en terme d’état… « .

Mais quelles sont donc ces intensités que Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé ont opposé aux identités lors de leur discours d’ouverture de l’exposition « Féminimasculin » en 1995 ?

Depuis quand l’art et le regard porté sur l’art ne s’obstinent plus à exister au travers du prisme simpliste d’un Art réservé aux hommes et d’une production éventuelle attribuée aux femmes ?

De toute évidence, cette vision des choses, moderne puisque s’affichant au milieu des années 1990 entre les murs du centre Pompidou à Paris, ne nous rappelle en rien l’image du monde artistique et culturel machiste dépeint au cours des années 1970. Certes, la question des genres se posent toujours, mais ne semblent plus vouée uniquement à une hiérarchisation arbitraire entre deux arts, celui des hommes et celui des femmes. Au contraire, il semblerait que ces orateurs nous invitent à ne plus considérer le sexe comme une empreinte fatale séparant d’une ligne épaisse la scène artistique entre deux sexes distincts, mais bien en un espace unique dans lequel se côtoient et se complètent des artistes de genres, et de bords différents.

La Cène (Last Supper), 1972 | Collage de Mary Beth Edelson, représentant plus de quatre-vingts femmes artistes contemporaines

Magique… ! Le combat des féministes et des femmes artistes aurait-il porté ses fruits au point de faire renaitre l’artiste universel tant convoité ? Le statut de « Grand Génie », du « Grand Artiste », incompatible avec le féminin selon l’historienne Diana Quinby, aurait-il perdu ses attributs de mâle pour s’ouvrir à l’Artiste, dans toutes ses acceptions ?

Peut-être faut-il ici que nous modérions quelque peu nos ardeurs, mais tout de même…

Une longue route a été parcourue depuis les prémisses du mouvement des femmes dans l’art, et il semblerait d’ailleurs, au regard des œuvres des femmes à partir des années 1990 et de leurs caractéristiques, que le féminisme, son contexte d’émancipation des femmes, ait bel et bien accompli son œuvre. Voyez plutôt.

Au cours des années 1990, de nombreuses expositions ont été organisées dans le but, affiché ou non, d’engager la question identitaire des genres, et de remettre dans le débat la place du féminin et du masculin dans la production artistique. Ces expositions, véritables lieux de réflexions et de discussions, ont permis de concentrer un nombre plus important d’œuvres de femmes, et d’en observer les contours, les messages, les tendances et les évolutions.

Et les tenants d’un Grand Art ne pouvant de toute évidence n’être attribué qu’à des hommes n’ont qu’à bien se tenir : tout porte à croire que les choses ont bien changées.

Tout d’abord, les œuvres des artistes femmes apparaissent comme nettement détachées des positions identitaires des années 1970 : la sphère de l’intime passe désormais sur le devant de la scène, et est une part de plus en plus prégnante des travaux réalisés par les jeunes générations. Ces jeunes femmes, artistes, mais aussi citoyennes et amantes, affichent de plus en plus clairement leur besoin de questionner leur être intérieur pour découvrir le monde.

Performance de Karen Finley | 2002

Cet investissement de l’intime des femmes explique les grandes tendances qui ont dominé et continuent de traverser l’art féminin, à savoir une prédilection pour les matériaux souples, tactiles, organiques (poils, cheveux, membranes, plasma, menstrues), pour les pratiques qui intègrent une notion d’ouvrage (travaux de tricots, crochets, broderies), et pour la temporalité d’une gestuelle inscrite en plein cœur de l’espace domestique.L’une des grandes caractéristiques, en effet, que l’on retrouve dans la majeure partie des œuvres des femmes dans les années 1990, est une tendance à l’apologie et à la description minutieuse d’un quotidien encore très flou.

« Le corps, l’état fragile des choses, l’usage des mots, des étoffes, des pratiques domestiques, artisanales » (Veronique Danneels, toujours !)… semblent donc les caractéristiques récurrentes des œuvres des jeunes artistes contemporaines.

Je ne peux m’empêcher ici de vous soumettre une citation de Jeanne Moreau que je trouve délectable autant qu’elle est perverse, et qui tend à montrer, voire à faire ressentir, une part de cette identité féminine mystérieuse, recherchée par les artistes et qui fait tant question :

« Quelles sont les substances, évoquant avec tant d’insistance l’étiquette de féminité (ce « lieu d’où elle parle » comme dirait le mâle psychanalyste Lacan) qui sont mises en œuvre par des artistes, pas toujours femmes ? Dentelles, tricotages, broderies, extractions de quotidien domestique assigné, signifié, épinglé au détour des médias les plus divers, installations, vidéos, photos… Des prises dans les fioles, des gestations fluctuantes d’humeurs, d’aiguilles et de fils. Des moulages de phantasmes, des organes transmués, … dont les connotations provoquent diverses dissertations, non seulement esthétiques mais aussi analytiques, politiques ou poétiques, sur ce qui s’exprime là d’une humanité féminine ici et maintenant« .

Ici, tout est dit et réuni autour de quelques matières et de quelques substances… La femme serait une mécanique de cycle et de corps flasques, visqueux et intérieurs, une mécanique complexe et intime très différente de celle de l’homme…

A voir. C’est une vision comme une autre, certes. Mais une vision qui déclenche à mon goût bien trop de controverses et de dépit pour que nous n’y prêtions pas attention…!