La montée inéluctable du féminisme dans l’art

Nous l’avons vu : le féminisme s’est nourri des discours d’avant-gardes très actives à toutes les époques depuis la Révolution Française, pour s’imposer véritablement comme une nouvelle idéologie sociétale au cours des années 1970.

Le « mouvement des femmes dans l’art« , qui a fait surface dans le contexte historique de la seconde vague féministe centrée sur les droits liés au corps des femmes, possède lui aussi son lot de pionnières, qui se sont manifestées de diverses manières dès la première moitié du 20ème siècle, mais toujours dans un dessein commun : faire sortir les femmes de leur isolement, et exposer leur être et leur identité féminine aux yeux du monde.

Pour faire bref, je ne m’attarderai que sur deux de ces artistes admirables qui ont su avant l’heure mettre leur art au service de leur sensibilité de femme, et porter, dans un contexte hostile, des revendications majeures dans la quête de l’émancipation féminine relayée plus tard par les féministes : la liberté du corps, et l’expression d’une sensibilité de femme parfois exacerbée.

Ram's Head White Hollyhock and Little Hills, 1935 | Georgia O'KeeffeLa première, Georgia O’Keeffe (1887-1986), est l’un des plus grands peintres du siècle malgré sa très grande discrétion. Associée à son travail au Nouveau-Mexique, elle s’est confrontée aux éléments arides du désert et des montagnes comme à la dure réalité du monde des hommes, transformant ses visions en des toiles poétiques et gracieuses où formes féminines et couleurs de chair se côtoient. Compagne du photographe américain Joseph Stieglitz, elle n’hésita pas à apparaître nue sur des clichés réalisés par son époux et exposés en 1921 à la Anderson Galleries de New York, revendiquant ainsi publiquement la liberté des femmes de disposer de leur propre corps.

Toile de Frida Kahlo | AutoportraitLa seconde est une femme flamboyante et souvent oubliée derrière la carrure imposante de son peintre de mari, Diego Rivera. Frida Kahlo (1907-1954) est une artiste qui, sans jamais user d’artifices, mettra tout au long de son œuvre une passion déchirante à transmettre ses maux, ses douleurs intérieures, ses souffrances physiques autant que psychologiques… de femme.

Ses toiles sont le reflet sincère de son âme, dans lesquelles elle révèle les sentiments de solitude et d’abandon qui la poursuivront tout au long de sa vie torturée, marquée par de terribles accidents.

Par la suite, les femmes s’insinuèrent de manière de plus en plus poussée dans un monde artistique et culturel jusque là réservé aux seuls hommes. Mais bien qu’elles marquèrent fortement le mouvement surréaliste des années 1930/1940, leur participation fut occultée dans une large mesure par les principaux partisans masculins du mouvement, se réservant les honneurs et la reconnaissance du public. Finalement, il fallut attendre l’épisode de la Grande Guerre pour qu’un tournant réellement décisif ne s’impose dans le travail des femmes artistes.

Certes, il restait encore beaucoup à faire après 1945 pour que les femmes puissent s’exprimer de la même manière que les hommes. Néanmoins, une brèche s’était ouverte, et un nombre croissant d’artistes cherchèrent alors à définir une identité de femme, prenant en considération la question d’un corps resté si longtemps asservi. C’est à cette même époque que la sexualité sortit de l’ombre, et que de nouvelles techniques apparurent dans les œuvres, faisant ouvertement référence à des pratiques traditionnellement considérées comme féminines, tels que le tricot et la couture. Des revendications firent surface et l’intimité s’exposa, le statut de la femme devenant un prétexte à une autodérision de plus en plus violente. « Le mouvement des femmes dans l’art« , pour reprendre l’expression d’Aline Dallier, était désormais lancé.

Les femmes allaient enfin pouvoir prétendre à une place plus juste dans un monde artistique fermé et profondément imprégné par la voix des hommes, en ne s’excluant désormais plus d’aucune pratique, technique et direction artistique : peinture figurative et abstraite, dessin et graphisme, photographie, livre d’artiste, sculpture, et même installation, performance et vidéo.

Griselda Pollock, historienne britannique, définit en effet l’histoire de l’art comme « un discours masculin élaboré à partir de méthodes et de techniques qui produisent une représentation spécifique de l’art« . Comprenez : les femmes ne sont pas admises dans le monde de l’art, monde aux traits et habitudes profondément machistes, créé par et existant pour les hommes.

D’ailleurs, il est révélateur de constater que dans les années 70 et encore aujourd’hui, les femmes ne représentent en moyenne que 10 à 20% des travaux exposés dans les expositions et les musées. C’est cet état de fait qui poussa les premières femmes artistes, influencées par les avancées féministes, à se regrouper et à exister autrement, dans le cadre de réseaux spécifiques et « genrés ».

Suivant une stratégie de promotion de leurs créations artistiques sans pour autant former des groupes homogènes aux messages féministes prédéfinis (beaucoup d’artistes craignaient une « ghettoïsation » ou le fait d’être assimilées à une « création féminine » dévalorisée), les femmes se sont en effet réunies en collectifs visant une émulation intellectuelle par des rencontres-débats, et une visibilité sur la scène artistique par l’organisation d’expositions, de manifestions ou encore d’institutions spécifiques. Les travaux universitaires de l’historienne de l’art Fabienne Dumont sont une source très importante d’informations sur ce thème des groupes de femmes artistes, quant à leur apparition, leur existence et leurs enjeux en France dans les années 1970.

Pour finir sur cette observation de la montée du féminisme dans l’art, je souhaiterais porter votre attention sur quelques notions qui me semblent importantes.

Le féminisme, en effet, est un courant de pensée caractéristique des sociétés occidentales. Néanmoins, de grandes distinctions sont à souligner entre les différents courants qui ont nourri le féminisme et le rapport « art et féminisme » dans nos sociétés modernes, notamment en France et aux Etats-Unis.

En France, le sens du mouvement des femmes dans l’art correspond davantage à une arrivée massive des femmes sur les scènes artistiques qu’à une activité créatrice engagée, comme cela est le cas aux Etats-Unis. On ne peut donc pas parler réellement de « courant théorique » appliquée au domaine des arts, alors qu’un art féministe très fort, et parfois violent dans ses images et ses représentations, s’est largement répandu aux Etats-Unis dès les années 60 et aux cours des années 1970 (avec Lucy Lippard et Judy Chicago comme chef de file).

D’autre part, l’art et le féminisme ont mis beaucoup de temps à établir des relations en France, contrairement aux Etats-Unis, et ont toujours conservé des rapports distanciés du fait de leurs objectifs différents. En effet, le mouvement féministe français portait en première ligne de ses revendications le droit à l’avortement et à la contraception, laissant loin derrière les questions relatives à la place accordée aux femmes dans la production artistique de l’époque.

Ainsi, il me semble important de ne pas réduire le travail des femmes artistes, hier comme aujourd’hui, à un art exclusivement « féministe », mais à le concevoir plutôt comme un environnement pluriel et dynamique. Une lecture unilatérale resterait réductrice : les femmes artistes se sont sans aucun doute inspirées du contexte féministe des années 1970 pour explorer de nouveaux horizons esthétiques ; et de la même façon, elles ont très certainement participé à l’avancée de la cause féministe.

Leurs travaux, porteurs d’univers et de caractères féminins, parfois même outrageusement dénonciateurs, ont sans conteste donné à voir une image renouvelée de la femme, de son corps et de ses ambitions.

Depuis les années 1970, finalement, le combat continue…

Et sans aucun doute, continuera-t-il encore, « jusqu’à ce que le petit monde l’Art comprenne enfin les enjeux de ces pratiques, la volonté de ces femmes qui se battent avec panache aujourd’hui, pour la société de demain« .
(citation de François Liénard, historien de l’art à l’Université de Liège)

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