Kiki Smith

Kiki Smith est une artiste allemande, née en 1954, et donc âgée d’une vingtaine d’années au moment de la vague féministe qui nous intéresse.

Souvent méconnue et assez injustement qualifiée de « ultra-féministe » du fait de lectures hâtives et dé-contextualisées de ses principales créations, c’est dans l’idée de redonner un sens, fréquemment galvaudé, à son oeuvre, que je souhaite vous parler de Kiki Smith. Bien sûr, il s’agira de rester fidèle à la définition que fait elle-même l’artiste de ses travaux, et de tirer des conclusions nourries par une observation objective de l’ensemble de sa carrière.

Kiki Smith appartient à la seconde vague des artistes femmes qui ont influencé le courant des revendications féministes depuis 1970. Ainsi, c’est surtout au cours des décennies 1980 et 1990 qu’elle s’affirma sur la scène artistique, par le biais de ses sculptures mais aussi d’un important travail de sérigraphie qu’elle réalisa sur des vêtements. Caractéristique commune de ses oeuvres : la représentation obsessionnelle de parties du corps humain.

Très vite, Kiki Smith fait des corps, et principalement des corps féminins, le principal sujet de ses recherches plastiques, dans une évocation éminemment politique. C’est ainsi qu’elle réalisa les deux oeuvres qui feront injustement d’elle l’artiste « trash » par excellence de la mouvance féministe :

La sculpture -installation « Train » de Kiki Smith fait clairement référence à la matière même qui fait l’identité féminine, à savoir les menstruations. La blancheur du moulage de cire avec lequel elle réalise son oeuvre contraste avec la couleur intense du sang qui s’échappe du corps de la figure, rendant la vision plus étrange et insoutenable encore. Ce sont en fait des milliers de perles de verre qui forment cette matière débordante, dans une récurrence propre aux sculptures de l’artiste.

Le corps féminin est montré sous un angle dégradant, en décomposition, dans la totale déperdition de sa propre matérialité. Et c’est là la volonté même Kiki Smith.

« Regarder l’oeuvre de Kiki Smith, c’est être confronté à un corps qui s’affirme, mais qui n’arrive plus à fonctionner comme un tout« , déclare notamment Christine Ross dans l’analyse proposé par le catalogue d’exposition du Musée des Beaux-Arts de Montréal (Kiki Smith, 1996 | Editions du Musée des Beaux-Arts).

En termes psychanalytiques, ce mode d’expression ferait appel à la notion d’abjection (termes de la spécialiste Julia Kristeva cité par Claire Lahuerta dans sa réflexion très intéressante sur le sang menstruel dans l’art contemporain) : « Le sujet affirme sa subjectivité par expulsion de ce qui est culturellement défini comme impropre. Ainsi en va-t-il des liquides organiques tels que les larmes, le lait, les excréments, le sang menstruel, le sperme : dans les sociétés occidentales modernes, les éléments sont représentés, perçus et vécus comme de la saleté qui doit être évacuée pour assurer le propre de l’individu. »

Pas étonnant, au regard de l’étrange parti pris de cette artiste, que certains aient pu voir en elle la radicalisation poussée à l’extrême d’une expression féministe en prise avec la vulgarité des corps. Néanmoins, c’est là qu’il nous faut nuancer le propos, et proposer une appréhension plus large de l’oeuvre de Kiki Smith.

Dans les années 1990, le féminisme se combine à d’autres engagements politiques. L’homosexualité (du fait de l’épidémie de Sida grandissante) et la question du métissage culturel deviennent des champs d’exploration nouveaux pour les artistes, dont les artistes féministes touchées par les thèmes de l’exclusion et de la stigmatisation liés à la différence individuelle. L’idée du corps comme lieu de sévices, de maladies, de traumatismes, le corps « poubelle », deviendra une problématique très présente sur le devant de la scène artistique, et c’est aussi à ce courant dépassant le féminisme qu’appartient la production de Kiki Smith. Le Body Art qu’elle expose est totalement imprégné de significations politiques, dans le but de miner la représentation érotique classique de la femme portée par les artistes hommes ; l’exposition du système biologique des femmes doit être lue avant tout comme une métaphore des pressions et problématiques sociales, dissimulées aux yeux du commun.

Enfin, une lecture dans le temps de son oeuvre fait apparaitre la grande variété des procédés et des images qu’elle a employé pour toujours se référer à la question du corps, et plus particulièrement des « flux » le traversant : « All Souls » en 1988, une sérigraphie de 36 feuilles de papier thaïlandais répétant inlassablement des images de foetus, en noir et blanc | « Untitled » en 1990, représentant des enchainements de têtes de nourrissons | »Untitled » en 1991, affichant des séries de jambes se succédant les unes aux autres | « How I Know I’m Here », 1985, un très grand découpage de lino représentant des organes internes, dont un coeur, des poumons, des sexes féminins et masculins, des pieds, des visages et des mains.

Voir aussi : « Possession is Nine-Tenths of the Law », 1985 | « Black Flag », 1989 | « Cause I’m on my Time », 1990.

Il ne faut donc pas exclusivement lire l’expérimentation de Kiki Smith à l’aune du féminisme. Il s’agit davantage de l’observer à la lumière d’une réflexion sur l’ensemble des thématiques se référant au fonctionnement des corps.

La récente interview de l’artiste réalisée par Valérie Da Costa pour le magazine Particules montre particulièrement cet état de fait, et rend selon moi justice à une artiste réfléchie, dérangeante avant tout par sa façon d’exposer au grand jour ce « que l’on ne saurait voir »…

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