Judy Chicago

Becoming Judy Chicago Il n’était guère possible de parler de l’art au féminin et de l’art féministe sans nous arrêter à un moment ou à un autre sur la personnalité aussi atypique qu’exubérante de cette drôle d’américaine… Judy Cohen, devenue Judy Chicago en 1971, a voulu, par ce changement de nom, signifier déjà son détachement quant à une identité qui lui fut imposée à la naissance.

La quête de la liberté individuelle, de la liberté d’être en tant que femme, de la liberté de se définir au-delà des chaines du passé, est en effet la principale, voire l’unique ambition du travail artistique et de l’engagement intellectuel de cette artiste. Cette quête d’émancipation, néanmoins, c’est au nom de toutes les femmes qu’elle l’a porte, aujourd’hui comme hier ; au nom d’une mission supérieure qu’elle se donne à elle-même dans la volonté de redonner à l’art la dimension politique et progressiste qu’elle lui accorde.

Pour mener à bien cette tâche, au combien difficile pour une artiste femme à la fin des années 1960, Judy Chicago bénéficia largement du fait de situer son action aux Etats-Unis. Bien plus libre qu’en Europe, par exemple, d’exprimer déjà des revendications d’émancipation radicales pour les femmes, elle s’appuya notamment sur la création d’institutions pour officialiser sa démarche. C’est ainsi qu’elle fut à l’initiative du tout premier programme d’Art Féministe à l’Université de Californie, puis du programme d’Art Féministe « CalArts » avec sa collègue artiste Miriam Schapiro pour le California Institute of the Arts.

Mais la plus impressionnante et ambitieuse des manifestations dont elle fut l’instigatrice majeure reste sans aucun doute la très remarquée « Womanhouse », exposition permanente qui se déroula entre le 30 janvier et le 28 février 1972. Le principe de cette expérience inédite était simple : réunir et faire cohabiter pendant un mois entier un nombre conséquent de femmes artistes de l’époque, à l’intérieur d’une maison totalement ouverte au public. Là, bien évidemment, celles-ci purent rivaliser d’astuce et de culot pour révéler aux yeux de visiteurs surpris l’intimité de vies féminines dans leurs moindres secrets…

Nous l’aurons donc compris, Judy Chicago est non seulement la pionnière d’un mouvement de l’art féministe dans tout ce qu’il y a de plus entier, mais aussi une personnalité fortement engagée pour le mouvement social de son époque.

A l’image de ses initiatives institutionnelles, ses réalisations artistiques furent caractérisées par la démesure et une objectivité sans tabous. Je ne serai pas très originale en vous présentant ses deux principaux travaux, déjà largement documentés et dévoilés par de nombreuses expositions et publications, mais ce sont néanmoins ces oeuvres qui représentent selon moi le mieux la dimension radicale de cette artiste plutôt… originale !

Commençons par une photographie lithographique. Sur ce cliché retravaillé par ses soins, Judy Chicago dévoile au grand jour un moment de l’intimité des femmes. Il s’agit effectivement d’un tampon hygiénique, totalement imbibé de son sang menstruel, que l’artiste extrait de son bas-ventre et exhibe « fièrement » via un cadrage serré de son entrejambe. A travers cette image, c’est le tabou de la respectabilité et de la pureté des femmes que Judy Chicago réduit à néant : « Ces femmes, celles-là même qui vous servent à manger et repassent vos chemises, Messieurs, sont également des êtres aux pulsions et aux existences animales…« , semble-t-elle y exprimer ironiquement. Notons le choix du titre assigné à cette oeuvre, qui n’est pas lui non plus dépourvu de cynisme : « Red Flag », ou « Drapeau rouge » en français…

La dimension provocatrice de l’artiste prend tout son sens dans ce cliché sanguinolent ; néanmoins, nous verrons plus tard que d’autres artistes ont poussé par la suite cet usage de la menstruation féminine dans des extrêmes bien plus radicaux et pervers encore (Kiki Smith_article à venir).

La « grande réalisation » de Judy Chicago prend une forme beaucoup plus intellectuelle, et est aujourd’hui mondialement reconnue : « The Dinner Party ». Cette oeuvre gargantuesque, voire mythique, tant par sa dimension que par le thème qu’elle aborde, se présente sous la forme d’un immense triangle équilatéral, sur lequel 39 couverts sont répartis, chacun au nom d’une femme de l’histoire ou de la mythologie. Chaque femme est symbolisée par une forme abstraite peinte à la main sur l’assiette et rappelant une vulve / un vagin. Chaque place est agrémentée d’un calice et d’un tissu brodé. Enfin, le nom de 999 femmes sont inscrits sur le carrelage qui sert de socle à l’oeuvre…

En fait, une lecture avertie de cette réalisation, qui a pris plus de 5 années de travail à l’artiste – avec l’aide de nombreux autres intervenants volontaires (1974-79) -, permet d’y percevoir une transcription « chronologique de l’origine et du déclin du matriarcat, l’avènement du patriarcat, l’institutionnalisation de l’oppression masculine et la réaction des femmes » (selon les termes de Peggy Phelan dans Art et Féminisme, aux éditions Phaidon).

Peut-être vous retrouvez-vous face au même désarroi que moi au regard de l’oeuvre de cette artiste : un peu perplexe, un peu perdu… Rappelons cependant que Judy Chicago bénéficie d’une carrière universitaire prestigieuse, d’une très grande notoriété au sein du mouvement féministe, et d’une très forte visibilité au sein de musées dans le monde entier…

D’ici à dire qu’il faut être féministe pour tout y comprendre, il n’y a qu’un pas… Parions que la très récente biographie de l’artiste proposée par Gail Levin nous apportera les clés pour en comprendre davantage !

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