La production artistique féminine des années 1990 : un concentré des acquis du féminisme

« Aborder l’art dans la perspective de la différence sexuelle, ce n’est pas opposer mécaniquement un art « masculin » et un art « féminin », mais tenter de donner à voir comment les œuvres se trouvent traversées par cette question, au-delà du sexe, du genre des artistes qui les produisent. C’est aborder l’art en terme d’intensités plutôt qu’en terme d’identités, en terme de devenir plutôt qu’en terme d’état… « .

Mais quelles sont donc ces intensités que Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé ont opposé aux identités lors de leur discours d’ouverture de l’exposition « Féminimasculin » en 1995 ?

Depuis quand l’art et le regard porté sur l’art ne s’obstinent plus à exister au travers du prisme simpliste d’un Art réservé aux hommes et d’une production éventuelle attribuée aux femmes ?

De toute évidence, cette vision des choses, moderne puisque s’affichant au milieu des années 1990 entre les murs du centre Pompidou à Paris, ne nous rappelle en rien l’image du monde artistique et culturel machiste dépeint au cours des années 1970. Certes, la question des genres se posent toujours, mais ne semblent plus vouée uniquement à une hiérarchisation arbitraire entre deux arts, celui des hommes et celui des femmes. Au contraire, il semblerait que ces orateurs nous invitent à ne plus considérer le sexe comme une empreinte fatale séparant d’une ligne épaisse la scène artistique entre deux sexes distincts, mais bien en un espace unique dans lequel se côtoient et se complètent des artistes de genres, et de bords différents.

La Cène (Last Supper), 1972 | Collage de Mary Beth Edelson, représentant plus de quatre-vingts femmes artistes contemporaines

Magique… ! Le combat des féministes et des femmes artistes aurait-il porté ses fruits au point de faire renaitre l’artiste universel tant convoité ? Le statut de « Grand Génie », du « Grand Artiste », incompatible avec le féminin selon l’historienne Diana Quinby, aurait-il perdu ses attributs de mâle pour s’ouvrir à l’Artiste, dans toutes ses acceptions ?

Peut-être faut-il ici que nous modérions quelque peu nos ardeurs, mais tout de même…

Une longue route a été parcourue depuis les prémisses du mouvement des femmes dans l’art, et il semblerait d’ailleurs, au regard des œuvres des femmes à partir des années 1990 et de leurs caractéristiques, que le féminisme, son contexte d’émancipation des femmes, ait bel et bien accompli son œuvre. Voyez plutôt.

Au cours des années 1990, de nombreuses expositions ont été organisées dans le but, affiché ou non, d’engager la question identitaire des genres, et de remettre dans le débat la place du féminin et du masculin dans la production artistique. Ces expositions, véritables lieux de réflexions et de discussions, ont permis de concentrer un nombre plus important d’œuvres de femmes, et d’en observer les contours, les messages, les tendances et les évolutions.

Et les tenants d’un Grand Art ne pouvant de toute évidence n’être attribué qu’à des hommes n’ont qu’à bien se tenir : tout porte à croire que les choses ont bien changées.

Tout d’abord, les œuvres des artistes femmes apparaissent comme nettement détachées des positions identitaires des années 1970 : la sphère de l’intime passe désormais sur le devant de la scène, et est une part de plus en plus prégnante des travaux réalisés par les jeunes générations. Ces jeunes femmes, artistes, mais aussi citoyennes et amantes, affichent de plus en plus clairement leur besoin de questionner leur être intérieur pour découvrir le monde.

Performance de Karen Finley | 2002

Cet investissement de l’intime des femmes explique les grandes tendances qui ont dominé et continuent de traverser l’art féminin, à savoir une prédilection pour les matériaux souples, tactiles, organiques (poils, cheveux, membranes, plasma, menstrues), pour les pratiques qui intègrent une notion d’ouvrage (travaux de tricots, crochets, broderies), et pour la temporalité d’une gestuelle inscrite en plein cœur de l’espace domestique.L’une des grandes caractéristiques, en effet, que l’on retrouve dans la majeure partie des œuvres des femmes dans les années 1990, est une tendance à l’apologie et à la description minutieuse d’un quotidien encore très flou.

« Le corps, l’état fragile des choses, l’usage des mots, des étoffes, des pratiques domestiques, artisanales » (Veronique Danneels, toujours !)… semblent donc les caractéristiques récurrentes des œuvres des jeunes artistes contemporaines.

Je ne peux m’empêcher ici de vous soumettre une citation de Jeanne Moreau que je trouve délectable autant qu’elle est perverse, et qui tend à montrer, voire à faire ressentir, une part de cette identité féminine mystérieuse, recherchée par les artistes et qui fait tant question :

« Quelles sont les substances, évoquant avec tant d’insistance l’étiquette de féminité (ce « lieu d’où elle parle » comme dirait le mâle psychanalyste Lacan) qui sont mises en œuvre par des artistes, pas toujours femmes ? Dentelles, tricotages, broderies, extractions de quotidien domestique assigné, signifié, épinglé au détour des médias les plus divers, installations, vidéos, photos… Des prises dans les fioles, des gestations fluctuantes d’humeurs, d’aiguilles et de fils. Des moulages de phantasmes, des organes transmués, … dont les connotations provoquent diverses dissertations, non seulement esthétiques mais aussi analytiques, politiques ou poétiques, sur ce qui s’exprime là d’une humanité féminine ici et maintenant« .

Ici, tout est dit et réuni autour de quelques matières et de quelques substances… La femme serait une mécanique de cycle et de corps flasques, visqueux et intérieurs, une mécanique complexe et intime très différente de celle de l’homme…

A voir. C’est une vision comme une autre, certes. Mais une vision qui déclenche à mon goût bien trop de controverses et de dépit pour que nous n’y prêtions pas attention…!

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