La production artistique des femmes dans les années 1970 : des messages empruntés aux thèses féministes

« L’humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique. L’homme invente, perfectionne, travaille, produit et nourrit la femme. Celle-ci n’a même pas inventé son fuseau et sa quenouille« .

Quand le socialiste français Proudhon proclame cette phrase en 1849 pour protester contre la candidature d’une femme aux élections législatives, il est bien loin de se douter de l’évolution formidable que connaitront les droits des femmes en France et dans le monde au cours des décennies suivantes.

Et en effet, quand arrive l’heure de la contestation de mai 1968, les femmes ont d’ores et déjà acquis un grand nombre de prérogatives dans les domaines de l’éducation, du travail et de la représentation politique (les femmes obtiennent le droit de vote pour les élections nationales en 1920 aux Etats-Unis et en 1945 seulement! en France).

Le chemin vers la libération est bel et bien amorcé, même si le fonctionnement de la société reste encore sous de nombreux aspects un frein à l’émancipation des femmes, toujours fortement soumises à l’autorité masculine et patriarcale. Les divers mouvements sociaux qui se structurent à compter de 1968 portent des enjeux d’une nature inédite, qui ouvrent une brèche dans un contexte sociétale jusqu’alors sclérosé.

Qu’il s’agisse des noirs américains luttant pour leurs droits civiques aux Etats-Unis dans les années 1950/60, des étudiants et des ouvriers lançant les grandes grèves de 1968 en France, ou encore des grandes pionnières américaines à l’origine du Women’s Liberation Movement, tous avaient en tête un combat pour une reprise en mains de leurs conditions de vie, et un changement fondamental des valeurs de la société.

Toutes ces actions, qui ont permis un contexte d’ouverture et de changements des mentalités, ont également ouvert la voie aux femmes sur le chemin de nouvelles revendications.

Surgissant à la suite de mai 1968 devant leur impossibilite à se faire entendre dans un monde politique devenu mixte mais demeurant très fortement machiste, le mouvement féministe des années 1970 s’est attaché à faire apparaître au grand jour les liens existants entre les sphères privés et publiques de la vie, démontrant que l’économie domestique restait un élément majeur de l’exploitation des femmes dans la société.

Mouvement de protestation à la New York Public Library, 1970

« Les groupes de plasticiennes vont éclore peu après la création du MLF, entre 1972 et 1978. Les revendications vont au-delà du domaine électoral et s’ancrent dans la législation sur le corps physique et social. Le corps concentre ainsi les principales luttes et il devient un enjeu symbolique que les femmes tentent de se réapproprier. La dénonciation de la chosification de ce corps est pour elles un signe des relations instaurées entre les sexes« .

Fabienne Dumont résume ainsi en quelques lignes la relation inévitable qui s’est alors créée entre un mouvement féministe en première ligne et des artistes femmes en quête d’une expression propre, prenant la forme d’un combat collectif : une identité commune à défendre.

Spontanément aux Etats-Unis, puis plus lentement en France, les femmes artistes investissent donc les messages féministes, qu’il s’agisse d’une simple influence dans un contexte particulier, ou d’une réelle volonté d’entrer dans le champ de la critique sociale. Ainsi, les principales dénonciations dans les productions artistiques des femmes à cette époque se superposent-elles avec celles proclamées à tout va par les féministes « politiques », en une réaction partagée à l’oppression, à la discrimination et au destin imposés aux femmes, quelles qu’elles soient.

En voici une liste non-exhaustive, sur laquelle vous aurez l’occasion de vous pencher plus précisément en vous dirigeant vers la présentation et l’analyse détaillée d’œuvres caractéristiques de la période :

  • le silence et l’auto-enfermement des femmes ;
  • la sexualité féminine bridée ;
  • la minimisation du rôle social des femmes à des activités traditionnelles et domestiques considérées comme féminines ;
  • le rôle sous-estimé de la mère de famille, caractérisé par des journées fragmentées et les exigences des enfants.

Les féministes d’alors ont cherché à provoquer une reconsidération globale de la vie et de son organisation patriarcale héritée de l’histoire. Les œuvres des femmes dans les années 1970 sont traversées par ces messages et par ces revendications, sans en faire pour autant à chaque fois un enjeu principal de leurs créations.

Une nette distinction, en effet, peut être précisée, entre des œuvres ne portant pas de revendications féministes évidentes, telles que le « soft art » défini par Aline Dallier et consistant en une utilisation renouvelée de techniques féminines traditionnelles (tricot, couture, usage d’ustensiles de cuisine…), et des œuvres plus nettement engagées, dénonçant les conditions de vie faites aux femmes sur un registre plus symbolique (mise en avant des clichés propres à la vie domestique et sexuelle des femmes, et sur le corps féminin notamment).

Mais en s’intégrant néanmoins à un discours masculin dominant, en provoquant des actions contribuant à la visibilité des femmes et en créant progressivement un regard de femme sur le corps des femmes, la production des artistes s’est transformée inévitablement, à des degrés divers, en une parole et en un art… féministe.

Et quelque soit le parti pris de l’artiste et son niveau d’engagement dans cette cause, on remarque une certaine évolution de la pratique artistique féminine dans le temps qui corrobore notre idée qu’une réelle influence s’installe entre Art et Féminisme, avec une transformation des techniques utilisées à travers les décennies, un questionnement de la sexualité de plus en plus prégnant, une utilisation massive et croissante des techniques féminines traditionnelles, une mise à jour de l’intimité et enfin, une présence accrue de messages à caractère politiques.

« (Avec l’art féministe), c’est le regard masculin qui est bousculé, c’est-à-dire l’ordre dominant relationnel. Le regard est possible parce qu’il n’y a pas « touche », le regard est autant une appropriation qu’une mise à distance, une mise en respect de l’autre : il s’agit d’abord de se préserver un espace identitaire en se construisant un autre, différent. On est ici en pleine logique de tout individu, qui n’existe que parce que l’autre n’est pas comme lui, ne lui est pas égal ; dès que l’autre commence à lui ressembler, quand ses intérêts deviennent similaires, l’altérité, la petite différence, devient un danger« .
(Emmanuel Grez, Mon œil, regard masculin sur quelques liens entre art et féminisme, in Quasimodo n°5, « Art à contre-corps »).

Au cours des années 60-70, donc, les femmes ont conquis une parole…
Une parole qu’elles n’ont alors pas finie de défendre et d’exploiter…

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